lundi, novembre 09, 2009

Hivernale au Cervin


DUO AVEC YVAN LE MYSTIQUE
Gilles Bordessoule et Yvan Ghirardini ne se connaissaient pas. Le temps d'une hivernale,
grâce à Montagnes Magazine, ils se sont rencontrés. Ils ont passé quinze jours ensemble.
Les pires conditions climatiques étaient réunies. Ils se sont découverts. Et l'hivernale ?
Un prétexte à l'amitié.

Boudieu, boudieu boudieu...
Qu'est-ce que je vais leur écrire i Montagnes ?
Le genre épique ? Nous progres¬sons vers l'infini de la brume, vers ce som¬met insaisissable; depuis bientôt une semaine que nous errons. Il neige. Morne paroi. Face Nord. Hivernale.
Yvan, en haut, ouvre la voie. Le mau¬vais temps, il connaît. Les combats déme¬surés sont toute sa vie etc., etc. "
Lamentable... Du baratin. De toute manière, si je me suis éclaté, c'est bien dans la marche d'approche. Pour tout vous avouer, quand j'ai passé la fenêtre-porte (ou la porte-fenêtre?) du refuge, je ne tenais pas sur mes jambes.
Le genre faussement cool ? Rigolo ? Le récit de course bon chic — bon genre ? La notice biographique? L'interview-bidon, quitte à me faire taper sur la gueule par Yvan à la prochaine occasion ?
Merde (censurez pas, les gars, c'est l'authentique expression d'un désarroi profond, ça vient droit du cœur).
Coincé ! Aussi coincé que dans une fis¬sure, quand on va voir ce qu'il y a au fond.
Et je n'ai pas de schnaps à portée de la main!
A la bière, peut-être que ça pourrait marcher ?
Et mon dealer favori qui est parti à Mar¬rakech !
Deuxième feuillet, première bouteille
(Gueuze Lambic. Mort subite)
Alors accrochez-vous. Je décolle. Style sincère. A fond.
Délirant puisqu'on a déliré.
Vous savez pas de quoi je parle? Aucune importance, venez, vous découvri¬rez avec moi. La connaissance vraie est chaotique.
Yvan Ghirardini. Vous connaissez pas. Normal, c'est le seul mec à ma connais¬sance qui ait refusé les interviews de France Inter et quelque autre Monte-Carlo de même longueur d'ondes, après avoir fait, le même hiver la première hivernale
solitaire de l'éperon Croz au Grandes Jorasses, la deuxième hivernale (pas la pre¬mière à deux jours près! Hi-hi... Ça, ça me plait bien, parce qu'en plus, il s'en fout éperdument !) Solitaire de la face Nord de l'Eiger, la troisième hivernale solitaire de la voie Schmitt dans la face Nord du Cer-vin.
Tout ça pour vous dire que c'est un grand alpiniste. Point.
Mon boulot, mon plaisir, ma vie ; c'est d'aller voir en montagne ce qui s'y passe et d'en parler; pour payer le voyage.
Ce coup-ci, j'ai rencontré un copain (faudra que je vérifie...), un mec, quoi, qui a quelque chose de vrai, d'"authenti-que" comme on dit maintenant, à propos du Roquefort et de la laine des Pyrénées. Toutes contradictions comprises.
On a accroché peut-être parce que, tous les deux, on a oublié de se prendre au sérieux, parce que seul compte'ce désir de même nature qui vous brûle ou nous hante ; comme un immense espoir vers les lendemains plus purs, plus beaux vers une perfection des gestes et de l'esprit.
"Eh, coco, tu charries!..." Délirant, vous dis-je. Impudique. "Dis, tu n'écriras pas ça: on me prendrait pour un fou", qu'il m'a dit un jour.
C'est vrai : il y a des choses que l'on se dit et que l'on n'écrit pas. D'habitude.
Lambic - Krick - Belle-vue
Bière belge de luxe, Gueuze Lambic, Natuurlike gisting (fermentation sponta¬née) et plein de machins écrits sur l'éti¬quette jaune. Radio. Concert aux bains-douches.
Deuxième chapitre
Tout a commencé par un appel télépho¬nique à Gilles. (Le boss de ce foutu canard qui occupe mes nuits alors qu'il y aurait mille autre choses à faire de bien plus exci¬tant).
"Tu veux faire un reportage sur un "grand alpiniste"? Bonne idée! Yvan Ghirardini. Ça te va ?" Pardi, ça m'allait, lui ou un autre...
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Une semaine plus tard Ghirardini :
—"La face Nord du Cervin, ça te va ?"
Jambes molles. Ma course de montagne la plus difficile c'est l'M ou l'aiguille du Moine! Gorge sèche. Baroud, Sahara, Arctique, chameaux ou mules, je peux m'aligner et même avec quelques préten¬tions, mais là...
— "Oui, ça me va". Aléa jacta est !
Plus tard je comprendrai que c'est tout Ghirardini ça.
Avoir le courage d'emmener un inconnu faire une face nord hivernale sans la moin¬dre concession à la sécurité. Parce que Ghirardini est avant tout un guide. Un vrai. Qui aime son métier, qui le dit sans bluff.
Pas une vedette "conférenceuse". Pas encore ?
Toutes contradictions dehors.
Qui est Ghirardini ?
Et d'ailleurs, pourquoi parler de Ghirar¬dini?
Parce que c'est mon métier.
Parce qu'il a besoin de se faire connaître pour financer son expé au Pakistan (une fameuse, soit dit en passant...)
O.K. ? Alors on continue !
Rendez-vous pris à la gare de Chamonix.
Il est (presque) à l'heure. Sa vieille 404 Diesel à bout de course nous hisse jusqu'à son nid (prêté par un copain).
Surprise : un des meilleurs alpinistes de France (et du monde?) ne roule pas sur l'or.
Question. Pourquoi?
Réponse (au bout de quinze jours). Parce qu'il s'en est toujours foutu, mais ça va changer, l'âge venant. Parce qu'il s'est marié. Marginaliser à deux, c'est moins facile. Car Ghirardini est un marginal. Le genre mystico-sulpicien. Avec des Mado¬nes et des crucifix .
Un guide. Un vrai. Qui aime son métier, qui le dit sans bluff.
Ça vous fait rire? Pas moi. Assez de ce terrorisme intellectuel, de ce "bien-pensant" de notre jeunesse bourgeoise et de "gôche". Nos textes sacrés sont aussi pleins de sérénité, pleins d'élans fous, de puissance et de connaissance ultime.
Ghirardini grimpe avec l'Ancien Testa¬ment dans la tête. Moi, ce serait plutôt le Tao. Peut-être n'est-ce là qu'une diffé¬rence bénigne? Seule compte cette extraordinaire joie des grands déserts, des grandes puretés. Cette démesurée sensa¬tion de liberté, de puissance retrouvée et de renouveau. Yvan n'est pas à la mode. Peut-être préfigure-t-il d'ailleurs le fantas¬tique revirement idéologique qui s'annonce déjà?
L'Occident retrouverait-il le goût de son sacré, de ses racines ?
Jésus retrouverait-il l'honorabilité que l'on accorde aujourd'hui aux gourous asiatiques?
Yvan est profondément marqué de cul¬ture latine. Peut-être, s'il était Américain, grimperait-il au L.S.D. pour décoller com¬plètement, comme cela se pratique parfois dans le Yosemite et... à Chamonix ! Encore que je vois mal ce végétarien se shooter à l'acide... Végétarien? Pas par sensibilité, par exigence "Zen" ou boud¬dhisme fervent. Peut-être (et c'est là ce qui fait qu'Yvan est si différent des autres), à cause d'un immense, d'un fondamental besoin de pureté, de sérénité.
Yvan a eu de très gros problèmes de santé; il sait ce qu'est la faiblesse, la décomposition. Il a réagi, il s'en est sorti. Puis il a regardé autour de lui : le monde lui semblait faible. Les gens dans la rue, bien loin de la perfection de certains mon¬tagnards pakistanais auxquels une vie rude a conservé l'intégralité des capacités physi¬ques de l'homme pur. L'Occident lui sem¬blait corrompu, affaibli. Il rêvait d'un homme plus fort, plus libre. Nietzschéen en diable tout ça !
"Facho!" lui ai-je lancé dans la bagnole. Le renouveau de l'Occident, ça vous a des relents de four crématoire écœurant. Et il m'a raconté le jour où il a avancé quelques propositions à ce sujet devant l'équipe du K2: les regards se sont figés au-dessus des tasses de thé. Des croix gammées ont apparu dans les yeux de ses interlocuteurs. Un froid pesant s'est abattu dans la tente-mess. On pouvait entendre voler une avalanche, au loin. Heureusement que j'ai lu Bataille et ses théories sur l'homme libre, le cheval des hyper-intellectuels de l'extrême (?) gauche (?) parisienne, et tellement inconnu qu'Yvan ne sait "pas de quel illustre patro¬nage il est couvert.
Le renouveau de l'être humain, Yvan le comprend au travers de la sérénité et de l'amour. C'est rare, de nos jours, un gars qui a fait des choses exceptionnelles et qui vous dit que, maintenant, son but suprême est de mieux aimer, de mieux communi¬quer. "Comme les premiers chrétiens" ajoute-t-il. Une mystique qui rejette toute institution, toute église. Ou plutôt qui n'en a pas besoin car elle contient en elle-même toute ses justifications. Et pour liquider tous relents de fascisme ; reconnaissons que notre société a fait de nous des sous-hommes incapables de résister aux intem¬péries, que le travail nous abîme, nous diminue en ce qu'il nous prive de toutes possibilités de création, que la spécialisa¬tion des tâches de production nous châtre en ce qu'elle nous interdit un développe¬ment plus large de nos facultés ; que le pro¬létariat, enfin, n'est pas un état sublime comme les "bien-pensants" ont voulu le faire croire, les communistes après les capitalistes.
Alors Ghirardini serait-il un libertaire ?
Non. Les discussions de salon ne sont pas son genre. C'est un homme qui cher¬che, qui se recherche. Il ne sait pas. Il l'avoue. Mais il a envie d'avancer, d'agir.
C'est un homme profondément vivant : une interrogation. J'aime ça, ces esprits, qui, inconsciemment et sans complexes, disent merde à tous les censeurs idéologi¬ques.
Montagne-compétition, montagne-pub, montagne-biologique, le débat concerne si peu Yvan (ou me tromperais-je?). Lui, ce qu'il fait, c'est de la montagne-Ghirardini.
Vive la libéré, pour qu'éclosent mille montagnes-liberté ; pour que chacun ait sa mongagne à soi !
Tiens, le Linceul... Ce ne fut pas une ascension. Bien plus: une intronisation. Un passage, une transformation.
MON CURRICULUM VITAE»
par Yvan Ghirardini
•  1971 : je découvre la montagne par une traversée à pied du massif des Trois Evêchés dans les Préalpes de Digne.
•  1972 : Alpinisme solitaire aux Trois Evêchés avec pioche et sac de plastique pour le bivouac.
•  1973 : je découvre l'escalade et l'alpi¬nisme.  Une saison particulièrement bril¬lante avec plus de 40 courses et 3 premières dont une d'extrême difficulté à l'aiguille Pierre André en Haute Ubaye. Ma déci¬sion est prise : devenir guide.
•  1974 : je réussis Paspirant-guide et 4 premières en Haute Ubaye. Réformé du service   militaire   pour   inadaptation   au groupe.
•  1975 : le Linceul aux Jurasses : 8 jours sans boire, 6 jours sans manger.
Récupéré à 3 700 m sur le versant italien à l'extrême limite de la Savoie.
4e ascension de la voie. lre solitaire.
•  1976 : réadaptation suite aux gelures du Linceul !
•  1977 : janvier - Cervin face Nord -Tentative pour la lre solitaire de la voie Schmitt - sortie à l'épaule en pleine tem¬pête.
Décembre : 3e hivernale solitaire de la voie Schmitt en 9 heures.
•  1978 : lre hivernale solitaire de l'épe¬ron Croz aux Grandes Jorasses, 2e hiver¬nale solitaire de la face Nord de l'Eige.
•  Les trois derniers problèmes gravis au cours du même hiver par un alpiniste soli¬taire.
Le   7   octobre :   mariage  avec   Marie-Jeanne Monnet.
•  1979 : le K2.
Et si je ne suis pas complètement à côté de la plaque, si, comme je le crois, j'ai un peu les même idées qu'Yvan dans la tête, j'imagine que cela a dû être comme une explosion nécessaire, un détachement, la fin d'un épisode: une naissance seconde.
L'alpinisme dans tout cela? Une techni¬que. Bien plus fascinant et porteur de richesse est ce qui ce passe dans la tête d'Yvan.
De toute manière, l'exploit s'impose de lui-même, inutile de le commenter.
Réservons nos louanges aux exploits futurs.
Bon, je pourrais vous tenir le crachoir comme ça pendant longtemps encore. Mais le principal est dit.
Et puis, les articles trop longs, personne ne les lit jusqu'au bout, alors... Je préfère laisser la parole à Yvan, avec interdiction de censure (je suis chatouilleux à l'extrême sur ce point) mais invitation à répondre à mes jugements et leurs erreurs.•
Textes et photos : Gilles Bordessoule

Rencontre pour une hivernale
Devant la gare de Chamonix, voilà enfin 1' "illustre" Bordessoule que je dois con¬duire à la face Nord du Cervin. Montagnes Magazine nous a réunis pour un reportage sur l'alpinisme hivernal et je dois préciser que l'idée m'a aussitôt emballé car il s'agissait de faire une course, une vraie !
Au premier abord, Gilles ne paye pas de mine. Petit, pâle, les cheveux en bataille et un visage sculpté par tant d'aventures sur les déserts de sable ou de glace me font aussitôt penser à un Bonaparte des temps modernes. La poignée de main est chaleureuse, l'œil toujours vif, souriant et volontaire. Un gars de confiance. Il n'en faut pas plus pour bou¬cler les sacs pour Zermatt.
Hélas, le mauvais temps est au rendez-vous et à la sortie du téléphérique de Scharzee, j'ai bien du mal à retrouver mon chemin, enfonçant parfois dans la profonde jusqu'aux cuisses et n'y voyant goutte. De plus, Gilles après deux mois de vie parisienne n'a pas l'air dans le coup. Il manque d'acclimatation, c'est sûr.
Pourtant, plus le vent et la tempête vont se déchaîner contre nous, plus nous serons heureux. Souvent, dans les pires rafales gelées, je me retournerai, pour voir s'il fallait con¬tinuer et le sourire constant de mon compagnon sera ma seule réponse. Celui-ci restera même collé au viseur de son appareil photo à cause du gel.
Il est le genre même du gars qui se donne à fond dans tout ce qu'il entreprend. Pour¬tant, nous n'avons pas réussi, mais j'espère que ces quelques pages auront donné à bien des lecteurs le goût des hivernales. Même dans les pires conditions, il y a toujours du plai¬sir à grimper. Et s'il faut être sérieux, l'important n'est-il pas, à l'image de Gilles, de ne pas se prendre au sérieux ?Yvan Ghirardini

montagnes magazine - n° 16