mardi, novembre 10, 2009

Ivano Ghirardini, chef d'entreprise


COCKTAIL EXPLOSIF
Recette : prenez un alpiniste qui a marqué son époque : c'est Ghirardini. Un tempérament tout feu, tout flamme ; c'est Ivan. Une farouche volonté de réussir et de rester indépendant, un sens inné du look câblé et des affaires; c'est l'entreprise
de vêtements et de sacs de montagne "Ivan Ghirardini" créée dans la vallée
de Chamonix avec une simple machine à coudre au départ. Mélangez le tout à un
esprit bouillonnant et curieux de nature, vous obtenez
une interview en formules-choc.

PROPOS RECUEILLIS PAR MARIO COLONEL
In s'en souvient, Ivan Ghirardini avait, durant l'hiver 77-78, réalisé l'hivernale des trois grandes faces nord des Alpes : le Cervin, l'Eiger et les Grandes Jorasses. Quatre ans après, il ouvrait, dans la vallée de Chamonix, une fabrique de matériel de montagne. Aujourd'hui, il engage cinq employés en plus de sa femme et de lui-même. Il vend directement sa production dans son magasin de Chamonix-Sud et songe à en ouvrir un second. Bau¬driers, sacs à dos, vestes et pantalons présentent des couleurs vives qui plaisent résolument à une clientèle pour laquelle selon un slo¬gan connu qui est aussi celui d'Ivan : "La vie est trop courte pour s'habiller triste". L'affaire marche donc et Ivan est un chef d'entre¬prise heureux. Y a-t-il contradiction entre le guide idéaliste et l'homme d'affaire ? Ivan nous fera comprendre qu'au contraire, dans les deux cas, il s'agit d'innover et peut-être d'aller plus loin... Une chose est sûre, son activité actuelle lui donne un recul étonnant sur l'alpinisme moderne et sur sa propre expérience passée. Des paro¬les à méditer.
Iran, comment te définis-tu ?
Je ne me définis pas. Se définir, c'est le ghetto où l'on s'enferme soi-même. J'aime le mouvement, la vie, aller vers toujours plus de compréhension et de don de soi. Je veux être libre, être moi-même. Rien n'est plus difficile.
La création d'une fabrique, c'était dans tes projets ?
Je n'ai pas de projets. Tout n'est qu'illusion et poursuite du vent. Il faut être un peu fou pour devenir un créateur d'entreprise. Fou, je l'ai été en 1981. Lorsque j'ai résilié tous mes contrats de conseil¬ler technique sans demander aucune compensation. Tout ou rien. J'étais mal dans ma peau de marchand d'exploit. Je n'avais pas fait les trois faces nord pour devenir une sorte de miroir aux alouettes.
"Comme Cortez, j'ai, d'entrée de jeu, brûlé tous mes vaisseaux".
A chacun ses choix. Comme Hemming, j'aurais préféré coucher sous les ponts, mais je suis un taureau et un battant, j'aime les défis les plus fous. Comme Cortez, j'ai d'entrée de jeu brûlé tous mes vaisseaux. En me lançant dans la vente directe à Chamonix, je me grillais définitivement moi-même. Personne ne m'aurait repris comme conseiller technique. Je n'avais pas d'autre alternative que de réussir.
Comment as-tu démarré ?
La bourse de la vocation m'a bien aidé même si elle est très modeste vu les risques pris. Mais cela avait valeur de symbole. Ma femme
m'a beaucoup aidé. C'est incroyable ce qu'une femme peut faire. Je ne suis qu'un petit immigrant italien issu d'une famille très modeste. Dans les courses en solo, ma femme n'avait pas de place. Comme Messner, j'étais sur le point de divorcer. L'entreprise nous
"On ne peut être bien que dans ce que l'on s'est construit soi-même".
a donné un but commun. Là aussi, j'aurais pu choisir la facilité, vu les origines de ma femme. Mais j'ai tout envoyé promener de ce côté-là. On ne peut être bien que dans ce que l'on s'est construit soi-même.
Et puis, très vite, créer est devenu une passion. Dans le fond cette crise de société que nous vivons a du bon. Au diable tous les dis¬cours abrutissants et sécurisants de nos hommes politiques. De cette crise terrible va sortir une civilisation étonnante. Je crois en l'homme. Le monde de demain sera celui de la spiritualité, de la connaissance.
On rient chez toi par hasard, par amitié ou parce que tes produits sont les meilleurs ?
Il faudrait poser la question à ceux qui viennent. Je crée pour le plaisir de faire du très beau matériel. J'aime la qualité, le fonction¬nel. La vente directe me permet de choisir les meilleurs tissus, de renforcer les coutures, de faire du haut de gamme tout en restant très raisonnable en prix. C'est un effort constant, personne n'est jamais le meilleur, il faut se battre pour toujours faire mieux. C'est la même chose qu'en alpinisme. Les prises verglacées sont devenues des machines mal réglées, un mur de glace, les problèmes avec le personnel, un surplomb, merde, les fonctionnaires de tout bord. Le vol, je n'y pense pas, Je ne regarde jamais en bas : bilans, comptes d'exploitation, informatique, brevets, toutes ces paperasses sont comme la poudreuse qui tombe sur une face nord l'hiver. Dessous, les muscles et l'esprit sont tendus, il faut passer.
Ton expérience prouve qu'il y a des débouchés.
Je te l'ai déjà dit, la crise c'est la chance des idées neuves. Tout ce qui ne tient pas la route s'effondre de lui-même tandis que d'autres vont de l'avant sans même pouvoir faire face à la demande. Beau¬coup à ma place se seraient contentés de leur poste de conseiller technique et de surenchérir dans l'exploit. Les alpinistes et les grim¬peurs professionnels me font penser à des gladiateurs piégés dans une arène. Cela tourne même à la surenchère absurde, et je m'en rends d'autant mieux compte que j'y ai participé. De plus, les jeux du cirque n'ont jamais autant marché qu'en période de crise. Il faut du spectaculaire : Edlinger pendu par un bras, solo hivernale express, etc. Pour ma part, j'ai préféré m'arrêter avant d'aller trop loin car la montagne n'est pas un cirque ou une arène. Hasegawa à l'Eiger était retransmis en direct par satellite au Japon. Je faisais la même chose au même moment et qui plus est, j'étais le premier à les gra¬vir tous les trois en solo, le premier à les gravir toutes les trois en , hivernale solitaire et je n'ai eu que de tout petits entrefilets dans la presse et je l'avais voulu ainsi. C'était mon truc d'être discret. Mais ces risques, je les ai pris non pour moi, non pour faire date mais parce qu'une force incroyable me poussait à faire cela. Pour la fabrique, ça a été pareil.
Jaune et gris, bleu et rouge, vert et noir, et la montagne dans tout cela ? N'as-tu pas l'impression de participer d'un look un peu artiffdel ?
Artificiel ? Dans le sens feu d'artifice et de couleurs ? Quelle joie que d'y contribuer. Pourquoi vivre et s'habiller triste alors que la vie est si courte. Je regrette même que mes couleurs soient bien pales face à la beauté d'un coucher de soleil, aux reflets argentés sur un lac de montagne, à l'avalanche de verdure dans la jungle. Rien n'est assez audacieux dans la création. Je ne suis qu'un pau¬vre rital copieur de ce que ni mes mains, ni mon savoir-faire ne pourront jamais égaler : l'extraordinaire beauté de notre monde. Là aussi, tout n'est que vanité.
Et le guide dans tout cela, qu'est-il devenu ?
J'ai abandonné toutes les bavantes. Je ne veux plus faire que des courses très techniques ou très engagées. J'ai déjà fait trois fois la Walker, deux fois la face sud du Fou, en professionnel. Mais je ne
"Les diplômes et les médailles ne sont
que des trompe-l'œil comme la toque des
médecins de Molière".
me considère pas comme un guide. Je déteste tous les diplômes, médailles car ce ne sont que des trompe-l'œil comme la toque des médecins de Molière. Son diplôme, il faut le passer à chaque course, rien n'est jamais acquis. Certes, il faut un bagage minimum, c'est le but de l'ENSA, mais ce n'est que l'ABC d'un métier très riche qui demande sans cesse de se remettre en question, si l'on veut aller partout. Je n'ai plus beaucoup de temps mais je ne refuse jamais les courses dures, celle où l'alpinisme est plus, proche d'un art que d'un sport. D faut rester amateur. S'enfermer dans un diplôme, s'arrê¬ter une fois la barrière franchie, c'est mourir.
Est-ce que tu as été bien accepté à Chamonix ?
Avec les gens intelligents, il n'y a jamais eu de problèmes. Les gens qui réussissent par eux-même ne sont jamais jaloux du succès des autres. Par contre, j'ai été sidéré par certains comportements. Un exemple : la mairie de Chamonix avait organisé une journée ville morte pour manifester soi-disant contre le chômage; etc. J'arrive
avec un projet de création de huit emplois et tout ce que l'on trouve de mieux à faire c'est se moquer de moi et m'envoyer sur les rosés. Depuis, les emplois, je les ai créés, mais aux Houches, et j'en crée¬rai encore.
Hier tu réalisais l'Eiger en solo hivernal en cinq jours. Que penses-tu de l'exploit de Profit ?
Je souhaite que cela lui profite. Je n'ai pas le goût à cela. Pour dire vrai, je regrette même de ne pas avoir mis quelques jours de plus, tant c'était super de vivre, grimper, bivouaquer, se balader sur une muraille pareille. Le solo n'est vraiment solo qu'au bout de quel¬ques jours, Après, c'est incroyable. Mais comment le dire par des mots ! Ceci dit, que chacun aille en montagne comme il l'entend. Côté sportif, performance, c'est vraiment formidable mais cela ne date pas d'aujourd'hui : Lachenal, Comici, Preuss n'étaient pas des manchots. Moi je n'aime pas le sport. Je dirais même que la philo¬sophie Messner me porte sur le système. Je ne juge ni ne condamne, mais je trouve dommage de réduire la montagne à un sport, la falaise à une gymnastique. Encore une fois, seule compte la liberté. Je déteste tout ce qui s'érige en arbitre et en moralisateur. Le princi-
"Les jeux du cirque n'ont jamais autant marché qu'en période de crise".
pal est d'être en accord avec soi, d'être sincère et authentique dans ce que l'on fait. Messner, Profit et bien d'autres le sont sans doute et c'est cela que je respecte en eux. Pas pour "l'exploit".
Et que penses-tu de l'évolution en falaise ?
C'est formidable là aussi mais il faut être relatif. Les premiers solos intégraux, c'est Paul Preuss, La nord de la Cima Grande en solo express, c'est Comici. Qui serait capable d'ouvrir en solo le pilier ouest des Drus sans baudrier, friends, coinceurs, jumars, chaussons, etc ? On ne peut comparer que ce qui est comparable, on ne peut mettre dans le même sac des grimpeurs qui n'ont pas à la base la même éthique. Qui se sentirait d'ouvrir des voies difficiles comme celles de Solda par exemple dans les Dolos avec une dizaine de lourds pitons à la ceinture ? A chaque époque son style. Le principal c'est d'être en accord avec soi et de refuser la roulette russe, la suren¬chère imbécile. Ce qu'il y a de merveilleux, c'est qu'à chaque géné¬ration, il y a toujours de jeunes grimpeurs enthousiastes qui ser¬vent de locomotives. Si la façon de grimper change, le plaisir reste le même. L'escalade extrême ne se résume pas à faire toujours plus difficile, plus esthétique ou plus exposé. Il y a d'autres horizons. Après le Linceul, j'avais écris : « Le septième degré n'est pas après le sixième, il est en nous ». Pour ce qui me concerne, c'est toujours aussi vrai. Je me moque de faire tel ou tel passage, de telle ou telle cotation. Seule compte la paroi intérieure, celle où l'on ne peut tricher, face à soi-même.